Par Clara Péron,LOCEAN (Laboratoire d’Océanographie et du Climat) et CEBC (Centre d’Etudes Biologiques de Chizé)
Les oiseaux et mammifères marins représentent une biomasse en carbone considérable dans l’océan Austral, et plus particulièrement autour des archipels océaniques comme Kerguelen. La campagne MOBYDICK s’est déroulée en février-mars, alors que la saison de reproduction battait son plein sur les colonies d’oiseaux et mammifères marins de l’archipel. A cette saison, les contraintes sont fortes pour trouver de la nourriture en mer car les parents doivent à la fois se nourrir et ramener de la nourriture à leur jeune resté sur la colonie. Les adultes partent en mer pour des périodes de 5 à 15 jours et peuvent parcourir de très longues distances (500-1000 km) pour trouver des zones d’alimentation favorables. Même les manchots s’éloignent à plusieurs centaines de kilomètres (300 km) des côtes pendant leurs voyages alimentaires. Ils sont donc en capacité d’explorer tout le plateau de Kerguelen et les eaux plus profondes au-delà de la pente continentale.
Les oiseaux et mammifères marins jouent un rôle dans le cycle du carbone par leur consommation, leur excrétion et leur décomposition. Une baleine bleue (Balaenoptera musculus) pèse jusqu’à 190 tonnes et consomme jusqu’à 4 tonnes de krill par jour ! A l’exception des grandes baleines, les manchots représentent la plus forte biomasse de prédateurs marins autour de Kerguelen qui accueille plus d’1.5 millions couples de gorfous macaronis (Eudyptes chrysolophus) et plus de 300 000 couples de manchots royaux (Aptenodytes patagonicus). Les albatros et pétrels sont beaucoup plus diversifiés que les manchots en termes d’espèces (>40 espèces contre 4 espèces de manchots) mais leur biomasse et leur consommation sont moins élevées.
Le projet MOBYDICK vise à inclure, pour la première fois, cette biomasse de mégafaune marine dans les bilans de carbone de l’écosystème. C’est dans ce but que nous avons passé de longues heures à scruter l’horizon à la recherche de ces animaux. Les conditions météo n’ont pas été toujours favorables (brouillard, pluie, forte houle) mais notre observatrice était bien équipée pour le vent et le froid ! En moyenne 4°C et 26 nœuds de vent …
À gauche – Clara équipée d’un masque contre le vent, d’un casque anti-bruit pour résister aux hurlements du vent et des moteurs du bateau, d’une paire de jumelles et d’un carnet de notes. À droite – Série temporelle de la vitesse du vent au-dessus du bateau pendant la campagne MOBYDICK (et état de la mer associé en Beaufort).
L’analyse des premiers résultats montre que toutes les espèces qui se nourrissent de krill (euphausiacés) ou amphipodes (Themisto gaudichaudii) en surface et/ou en profondeur étaient plus abondantes sur le plateau (profondeur <500 m) que hors du plateau (profondeur >4000 m).
La grande majorité des observations de grandes baleines type rorquals (28 individus) ont été faites sur le plateau, particulièrement à la station M2. Le rorqual boréal (ou de Rudolphi, Balaenoptera borealis), qui mesure de 12 à 21 m de long, a été le plus communément rencontré et s’est approché à plusieurs reprises du bateau à M2. Cette espèce ayant été abondamment pêchée dans la région au début du 20ème siècle, il est rassurant de la voir revenir. Beaucoup de souffles ont été observés à grandes distances sans pouvoir identifier l’espèce de rorqual en question. Une baleine bleue a été observée furtivement un jour de tempête à proximité de la station M2 et un groupe de 30 globicéphales est resté 30 minutes autour du bateau à M4.
Les otaries et éléphants de mer sont très abondant dans la région à cette saison mais aucun n’individu n’a été observé car ils sont très difficiles à apercevoir en mer.
Les gorfous macaroni et les espèces de petits pétrels (prions et pétrels tempêtes <300 g), qui se nourrissent majoritairement de crustacés étaient également plus abondant sur le plateau. En revanche, les manchots royaux, qui se nourrissent majoritairement de poissons lanternes (myctophidés) n’ont pas été observés sur le plateau mais plutôt sur les stations plus profondes (M1 et M4).
Les données issues de l’acoustique et du chalutage pélagique révèlent en effet la présence de crustacés à toutes les profondeurs échantillonnées sur le plateau avec de plus fortes concentrations et biomasses à faibles profondeurs pendant la nuit.
Exemple de « patches » d’euphausiacés observés par acoustique sur le plateau (proche de M2) au moment de l’observation de baleine bleue et photo du contenu d’un chalut pélagique en crustacés (Themisto gaudichaudii, Euphausia triacantha et Euphausia vallentini) sur le plateau (M2).
Bien que les mêmes espèces de crustacés soient présentes dans les chaluts des stations hors plateau (M4), nous supposons qu’elles sont plus accessibles (plus concentrées et à moindre profondeur) pour les prédateurs sur le plateau.
Manchot royal observé autour du bateau à M4 et M1 et ses proies favorites, les poissons lanternes (Krefftichthys anderssoni) pêchés au chalut pélagique.
(crédits photos : O. Crispi, C. Péron)
Parmi les espèces d’albatros et pétrels (>300 g), quatre espèces étaient présentes à presque toutes les stations d’observations, les plus abondantes étant le grand albatros Diomedea exulans, le pétrel à menton blanc Procellaria aequinoctialis et les pétrels géants Macronectes spp. Seul l’albatros à sourcils noirs Thalassarche melanophris était présent et abondant à toutes les stations sur le plateau et en bordure de plateau mais presque absent à M4, la station la plus profonde et éloignée du plateau. En revanche, les albatros fuligineux à dos clair Phoebetria palpebrata et les pétrels à tête blanche Pterodroma lessoni étaient plus abondants à M4 que sur le plateau. Les albatros et pétrels de taille moyenne et grande sont moins dépendants des crustacés dans leur régime alimentaire. Par exemple, les albatros se nourrissent majoritairement de calmars, grands poissons et de déchets de pêche.
Les données collectées grâce à ce protocole d’observation seront couplées aux données de régime alimentaire et utilisées pour paramétrer la contribution des prédateurs supérieurs dans les flux de carbone de l’écosystème de Kerguelen.
Photos de grand albatros, pétrel géant antarctique, pétrel à menton blanc et albatros à sourcils noirs prises par Olivier Crispi pendant la campagne MOBYDICK 2018.
L’équipe chalut/acoustique impliquée dans cette étude lors de la campagne MOBYDICK :
- Yves Cherel (CEBC, Chizé)
- Cédric Cotté (LOCEAN, Paris)
- Clara Péron (LOCEAN, Paris)
- Anna Conchon (LOCEAN/CLS Paris/Toulouse)
- Jérémie Habasque (LEMAR, Brest)
- Boris Espinasse (University of British Columbia, Canada)
- Natasha Henschke (University of British Columbia, Canada)